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La Bièvre : Trois tronçons, une destinée
L'eau a-t-elle bien une mémoire? Et nous? Nous souvenons-nous de la
Bièvre et de ses castors à qui la rivière doit son nom,
dit-on, de Madame de Maintenon qui aimait déguster ses écrevisses
pour son souper , de l'arrivée des premiers mégissiers et tanneurs
qui trouvaient l'eau si pure qu'ils en firent "usage" comme les
blanchisseuses, de l'installation au XVe siécle de la famille Gobelin,
qui elle aussi donna son nom à cette rivière? Se souvient-on
d'Oberkampf qui, à Jouy-en-Josas, à la veille de la Révolution,
employa jusqu'à mille deux cents ouvriers et utilisa son eau claire
pour ses impressions d'indiennes? Se souvient-on de Victor Hugo retrouvant
sur les rives de la Bièvre sa Juliette adorée, de Léon
Blum se reposant dans la vallée, en 1936, après ses journées
harassantes de Premier Ministre, de Louise de Vilmorin et d'André Malraux
travaillant à Verrières-le-Buisson sur le manuscrit de "Ces
chênes qu'on abat"? Du Douanier Rousseau peignant les arcades de
Buc? D'Erik Satie composant à Arcueil ?
Une nymphe, du nom de Gentilia, parcourait les vastes vallées situées
au sud de Lutèce et son passe-temps favori était la chasse.
Elle était belle et sa beauté l'exposait à de nombreux
dangers. Un jour, un jeune Troyen, du nom d'Arcolius, qui avait suivi Francus
pour fonder une nouvelle Illion sur les bords de la Seine, aperçut
la belle Gentilia et, la trouvant à son goût, s'élança
à sa poursuite. Celle-ci se sauva pour ne pas tomber dans les mains
de cet inconnu et demanda à Diane de sauver sa virginité. Sa
prière fut exaucée et, au moment où Arcolius allait la
rejoindre, elle fut transformée en une fontaine limpide. " Ah,
cruelle! s'écria-t-il, si je n'ai pu te posséder lorsque tu
étais nymphe, je jouirai de ta personne malgré ta nouvelle forme.
Je me plongerai avec délice dans le sein de tes eaux et, pour que tu
conserves le souvenir de mon amour, j'élèverai sur ton passage
des arcs majestueux qui porteront mon nom et sous lesquels tu couleras éternellement."
Ainsi naquit la Bièvre.
Longue de quelque trente-six kilomètres, de sa source à
Bouviers, près de Guyancourt, jusqu'à la Seine, à Paris,
fournissant, bon an mal an, un honnête débit , la Bièvre
est aujourd'hui contrastée. Sa haute vallée jusqu'à Verrières-le-Buisson
est encore campagnarde, entourée de vallons et de bois que l'on a parfois
peine à imaginer "à quatre lieues du géant Paris"
. Ensuite la Bièvre et ses affluents coulent du Sud au Nord dans les
faubourgs puis, à partir de la Poterne des Peupliers, sous deux arrondissements
de Paris, avant de se jeter, autrefois, dans la Seine, près du Jardin
des Plantes.
Le Parisien s'amusa au bord de son eau au temps de Rabelais, puis s'en servit
pendant plus de cinq siècles pour ses industries et son artisanat :
elle fut aussi glacière pour conserver ou rafraîchir, aux temps
où la chaîne du froid était encore celle de l'eau d'hiver.
Elle faillit, sous le théodolite de l'ingénieur de Parcieux,
devenir navigable et finir en port de mer en l'an de grâce 1775, et
l'on a préservé longtemps son chemin de halage. Elle a brassé
pendant des siècles l'eau de plus de cent-vingts moulins à grains
et fait s'agenouiller dans ses cinquante lavoirs des milliers de blanchisseuses.
Des tanneurs et des teinturiers de l'écarlate, pourtant installés
là pour la qualité de son eau, lui furent si peu reconnaissants
qu'ils transformèrent en égout ce ruisseau étonné
de tant d'atteintes à son environnement.
Déjà, en 1376, le Parlement ordonnait pourtant aux bouchers
d'aller vider sur une friche de la Salpêtrière les intestins
de leurs bêtes." Nul ne pourra - disait aussi l'Édit de
Colbert de 1669 - jeter aucune ordure, immondice, chaux, noix vomique, coque
du levant et autres drogues, à peine d'amende arbitraire."
Peine perdue! Pauvre Bièvre qui, de plus, la coquine, avait le tort
de vagabonder sans maîtrise. Se souvient-on que le 21 février
1665, la petite rivière des Gobelins a tant fait de ravage dans les
faubourgs de Saint-Marceau " qu'elle a noyé en une nuit bien des
pauvres gens; on comptait hier quarante-deux corps repêchés,
sans ceux que l'on ne sait pas" ?
Les riverains et les autorités, depuis les premières canalisations,
en 1202, réclamèrent qu'on la prive de liberté de vagabondage;
ils changèrent son lit, la canalisèrent, la busèrent,
la couvrirent et, finalement, verbalisèrent pollution et débit
excessif en la faisant passer dans les égouts avec un rôle encore
actif : celui de pousseur. D'Antony à Paris, l'enterrement eut lieu
entre 1850 et 1950.
A perpétuité? Non, rien n'est irréversible. Certains
- la Région, quatre Départements d'Île-de-France, les
agences et syndicats de l'eau , une trentaine d'associations et neuf communes
dont Paris - s'engagent aujourd'hui à lui redonner plus de liberté,
maintenant que les bassins de retenue ont régulé son cours,
et travaillent ensemble à la remettre en valeur. Les premiers chantiers
sont là, entre Massy et Verrières-le-Buisson.
C'est ce à quoi ont applaudi, depuis 1980, tous ceux qui, sur le GR11,
revivent à la semelle de leurs souliers la mémoire d'une belle
rivière. Une fois l'an, les randonneurs de la marche à la lune
parcourent de nuit les cinquante kilomètres du cours de la Bièvre,
de Notre-Dame-de-Paris à Guyancourt, sa source, avec ceux, moins matinaux,
de la marche à l'aurore ou ceux de la marche au soleil sur cinq lieues.
Ils sont plus de mille à découvrir en banlieue les derniers
saules de ses rives et les sites encore si naturels d'une haute vallée
que l'on entreprend de classer " patrimoine protégé. "
Le bruit court déjà que, demain, grâce à leur fidélité,
pour le plaisir des yeux, la Bièvre retrouvera, ici ou là, sa
grâce première.
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