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La ville et la rivière ! C'est un couple inséparable qui joue
sa partie dans l'amour et la haine, le blanc et le noir, le divin et le diabolique.
L'une a tant besoin de l'autre qu'elle finit par lui nuire ; et la dégradation
de la qualité de l'eau outrage la cité. L'action du mythe fondateur
de la ville chrétienne se joue là, dans les marais de la Bièvre.
L'évêque Marcel y terrassa un dragon qui terrorisait les premiers
Parisiens tentant de domestiquer ces terres humides et sauvages. La Bête
et les manifestations diaboliques qu'elle incarnait disparues, la place était
libre pour développer un grand centre urbain, le long de cette rivière,
à partir de ce faubourg qui prit le nom du saint évêque
Marcel, salvateur.
Le monstre chthonien eut pourtant quelques soubresauts. Dompte-t-on jamais
totalement la nature rebelle? La Bièvre préleva son tribu et
emporta dans ses flots irrités et déchaînés, au
cours de ses crues légendaires et fréquentes, quelques âmes
innocentes du faubourg Saint-Marcel.
La rivière apporte dans son mouvement l'eau propre, indispensable à
la survie, mais combien de temps celle de la Bièvre fut-elle officiellement
consommée ? Ses usages industriels très vite lui retirèrent
la confiance des riverains. Son aspect, après l'empreinte des teinturiers,
des tanneurs, des bouchers et équarrisseurs de la rue Mouffetard ,
dont le nom même de mofette évoque les exhalaisons putrides,
était si repoussant qu'on la pouvait penser, dès le XVe siècle,
issue des urines des buveurs de bière en goguette sur ses frais rivages
en amont.
Elle avait pourtant fait tourner, pendant près de cinq cents ans, par
l'un de ses diverticules forcés ouvert en 1148, les moulins des moines
de Saint-Victor en leur enclos charmant. Mais si la rue de Bièvre porte
son nom depuis 1250, c'est que la partie de son canal, coupée de sa
source par l'édification de l'enceinte de Philippe Auguste, allait
tôt devenir un fossé d'immondices qu'il fallut couvrir ; sa vocation
se mua, à la fin du XIVe siècle, en canal d'alimentation du
fossé protecteur, le long de Saint-Bernard. Elle honora de sa sereine
présence, également dans ce quartier, le Jardin des Plantes,
tout près de sa large embouchure .
Sur presque tout son cours dans Paris, elle se divisait en deux pour mieux
servir. Les propriétaires des moulins, de Croulebarbe ou des Prés,
Copeau ou Fidel, veillaient scrupuleusement à ce que son débit
en toute saison soit suffisant pour assurer leur office. Ils exerçaient
une prudente vigilance et engagèrent des travaux pour relier par un
canal les sources aux étangs toujours en eau de Saint-Quentin-en-Yvelines.
Ils avaient ainsi compris que la Bièvre est une et indivisible, de
ses sources à son embouchure, et se rit des découpages administratifs;
vérité qu'on redécouvre, après deux siècles
de tronçonnage, commune par commune, département par département.
Entre ses deux bras, aux pieds de la Butte-aux-Cailles, sur l'écart
du Petit-Gentilly, son eau étale, l'hiver, gelait. Le prélèvement
et la conservation de la glace étaient devenus la spécialité
de petits industriels qui virent d'un mauvais il, en 1859, le rattachement
de cet écart de Gentilly au Grand Paris, ce qui leur valait, semble-t-il
un sérieux préjudice financier. Vers 1870, les terrains furent
remblayés, la charmante Cité Florale s'implanta à la
Glacière, là où auparavant la jeunesse élégante
venait patiner sur le blanc cristal des eaux gelées de la Bièvre.
De la blancheur de la glace, il nous faut passer à la noirceur de
ses plus célèbres exploiteurs. Elle leur doit tout en un, sa
notoriété et sa perte. Ils l'ont tant marquée qu'elle
fut baptisée du nom des célèbres teinturiers : rivière
des Gobelins. Leur activité chargeait les eaux de déjections
épaisses :
" Est-ce de la boue ou de l'eau ?
Est-ce de la suie ou de l'encre ?
Quoi ! C'est le Seigneur Gobelin.
Qu'il est sale et qu'il est vilain !
Je crois que le diable à peau noire,
Par régal et par volupté,
Ayant trop chaud en purgatoire
Se vient baigner ici l'été
"
Les quartiers environnants transpiraient la misère, la rue Berbier-du-Mets
garde la trace des grands teinturiers, et le château de la Reine Blanche
ne conserve de son immaculé patronyme que la mémoire des jours
anciens où les bords de Bièvre étaient lieux de réjouissance.
Magie noire, magie blanche : d'un coup, poussés par l'humeur des riverains,
les ingénieurs réglèrent la question d'un Paris hygiénique.
La tornade blanche de la propreté urbaine masqua, sous terre, le système
veineux souillé de la ville.
L'Île aux Singes, sa crasse, ses relents fétides, ses enfants
prolétaires en guenilles comme autant de cendrillons des temps modernes,
s'évanouit. Aujourd'hui, magie noire, magie blanche, les enfants du
quartier jouent au football et font du roller dans le square René Le
Gall où la versatilité des prestidigitateurs a rendu un filet
d'eau à la rivière humiliée.
Faut-il voir là le symbole d'une renaissance, comme à la Poterne
des Peupliers où, dans le parc Kellermann qui marque l'entrée
de la Bièvre dans le XIIIe arrondissement, les étudiants, comme
le fit Rabelais, pourront bientôt venir rêver les pieds dans l'eau,
la tête sous les peupliers, à la ville en flottaison qu'ils ont
le pouvoir de défaire et de reconstruire ? Car si Paris flotte mais
ne coule pas, elle se doit, pour honorer sa devise, de donner à l'eau
toute la place qu'autrefois elle y occupait. Les Parisiens peuvent consacrer
leur ardeur citoyenne à cette réhabilitation méritée
pour services rendus, d'autant qu'ils n'ont plus à craindre - le contrôle
des eaux en amont et des pollutions en ville ayant atteint une maîtrise
certaine - les débordements fougueux et les puanteurs fétides
que la rivière insupportable, autrefois vieille et usée, leur
infligeait.
C'est une Bièvre rajeunie, quoique souvent allusive, qui peut-être,
un jour prochain, renouera ses amours avec les Franciliens.
La Bièvre envoûtée
Les premiers travaux tendant à camoufler l'égout qu'était
devenu " le charmant ruisseau " furent, après ceux de 1826
par lesquels on avait muraillé les lits des deux canaux, de voûter
le canal commun sur son dernier tronçon pour le faire passer sous le
boulevard de l'Hôpital. Les préoccupations d'hygiène,
qui contribuèrent à remodeler la ville sous les directives du
baron Haussmann, eurent évidemment des conséquences directes
sur la Bièvre. En 1868, il fut décidé d'exécuter
" le collecteur de Bièvre qui, à la hauteur de la rue Geoffroy-Saint-Hilaire,
barra le passage à l'ancien cours et détourna toutes les eaux
pour les amener, en passant sous la Seine, par le siphon du pont de l'Alma,
dans le grand collecteur de Clichy ".
Dix ans plus tard, on enterra la rivière morte. Elle est drainée
dans une conduite qui, de la Poterne des Peupliers, passe sous la place d'Italie
et rejoint directement le grand collecteur en négligeant le tracé
de l'ancien lit qui fut d'ailleurs comblé et les terrains, ainsi libérés,
livrés à la spéculation immobilière.
Quelque temps encore, la rivière vive alimenta de petites industries
; puis elle fut supprimée en partie par le passage d'un collecteur
rue de la Colonie. Elle fut ainsi asséchée au niveau de la Poterne
des Peupliers. Ce qui restait d'elle n'était plus qu'un fossé
s'alimentant par les eaux de pluie et par les rejets des industries qui subsistaient.
Elle était devenue un cloaque épouvantable.
Tandis que " les mégissiers opprimaient encore l'agonie de ses
eaux " (Victor Hugo in Les misérables), les revendicateurs de
la Bièvre faisaient partout fleurir des pétitions en faveur
de l'hygiène publique. Avec le siècle dit du Progrès,
vers 1880, les travaux se mettent en route. Entre 1900 où il ne reste
que 1363 m de Bièvre à l'air libre dans Paris, et 1907, la Bièvre
passe alors dans les égouts de la rive gauche. A tout jamais ?
Voilà que, près d'un siècle plus tard, on remet à
l'étude l'idée de la revoir en quelques passages où l'urbanisme
rend possible cette résurrection. Ce sera naturellement plus difficile
que dans les faubourgs. Mais déjà, les élus du XIIIe
arrondissement ont simulé une Bièvre symbolique sur vingt mètres
de long, à l'emplacement de son ancien lit, dans le square René
Legall. Le Museum d'Histoire Naturelle envisage d'aménager des bassins
au Jardin des Plantes sur son ancien itinéraire. Rien n'est impossible
; des villes allemandes, américaines, japonaises s'emploient aujourd'hui
à réhabiliter leurs rivières et même leurs ruisseaux.
Ainsi à Zurich, cinquante-cinq kilomètres de petits cours d'eau
ont, depuis dix ans, été rendus à la lumière.
A Paris, des études préliminaires ont montré que la
Bièvre pourrait réapparaître, dans le XIIIe arrondissement,
là où elle traverse le parc Kellerman, le square de la Fontaine-à-Mullard
et la rue Berbier-du-Mets, soit au total onze cents mètres. Dans le
Ve arrondissement, on envisagerait la traversée du dispensaire de la
Sur Rosalie et celle de l'annexe du Jardin des Plantes, soit quatre
cent cinquante mètres.
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