La roue du moulin de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés,
qui possédait les terres d'Antony,
constitue l'ultime vestige de la rivière.
On croit la voir encore, pourtant, au Parc Heller.
Le scintillement des eaux du bassin de retenue,
dernier maillon de la chaîne d'étapes
tissée par la Bièvre et ses affluents,
de Saint-Quentin, Saclay jusqu'à Antony,
attire encore les oiseaux migrateurs.
Ici se termine pourtant son flirt avec les êtres vivants,
car la voilà souterraine et crucifiée aux abords de la croix de Berny.
Les Hauts-de-Seine et le Val-de-Marne s'y disputent son cours
qui ne s'y devine plus qu'à la déclivité du terrain.
Aux portes de la prison de Fresnes, sous cet écheveau d'axes rapides,
qui pourrait entendre son paisible murmure
couvert par le vrombissement de plus de cent mille véhicules jour ?
Sans plus d'hésitation elle prend là, dans le plus déterminé de ses méandres,
la direction du nord ;
elle pique droit sur Paris, le " géant qui dort ".
Creusant un sillon dans le plateau du sud parisien, elle ouvre ainsi la voie
à la principale route d'accès, la Nationale 20, et à la voie ferrée
qui, jusqu'à Denfert, lui font escorte.

Entre la Reine et les Roses, quelle terre d'accueil choisir ?
Rivalités séculaires qui virent se dresser l'une contre l'autre
les communes de Bourg-la-Reine et de l'Haÿ.
L'une comme l'autre revendiquèrent l'unique propriété de la rivière.

 

Mais celle-ci n'a cure de ces histoires de voisinage ;
elle continue de s'écouler, se fortifiant des dons de tous.
Jusqu'au fier parc de Sceaux qui exhibe noblement
ses vastes bassins et immisce dans ses rus ses fluides abondants,
les mêlant sans vergogne à la Bièvre roturière
qui libertine dans la vallée.

L'explorateur chausse alors de grandes bottes et,
se frayant un chemin dans les broussailles épineuses,
découvre ébloui et incrédule l'improbable vestige.
Comme il s'émerveillerait de l'invention d'un continent englouti,
il s'émeut de celle de la rivière enterrée à fleur de sol.
Sous ces parpaings grèges au rythme lancinant,
sans aucun doute, elle est là !
Elle guide le chemin minéral
en lui imprimant des courbes douces
qui sont bien étrangères à la nature rigide
de cette matière urbaine qui la gaine jusqu'aux portes de la capitale.
Il arrive pourtant qu'elle se raidisse
quand elle souligne, soudain révérencieuse,
les bassins de retenue prévus en cas de débordements excessifs
que les édiles de cette fin de XXe siècle, plus soucieux
que leurs prédécesseurs du respect de son existence,
ont aménagés avec grand soin.
Quand elle reprend les lignes lovées de son cours ancien,
elle conduit irrémédiablement à la roue d'un moulin.
Celle de l'Haÿ a taggué au mur vermoulu les heures glorieuses
des activités industrieuses,
puis s'est immobilisée, suspendant le destin.
Qui rêve à l'échelle du temps
sait que la roue de la fortune jamais ne s'arrête définitivement,
et la Bièvre se rit de l'instant du siècle.
D'ailleurs elle court à ciel ouvert à Cachan, sous le viaduc du Loing;
comme pour faire un pied de nez
à qui la croit durablement escamotée?


Elle aime offrir ses berges à ceux qui narguent les trop stricts règlementeurs :
les jeunes peintres qui bravent les interdits des jardins abandonnés,
au derrière de la rue Cousté,
à Cachan,
pour orner sauvagement de leurs rêves érotiques et psychédéliques
les murs lépreux des blanchisseries fantômes.
Ne sont-ils pas les fils spirituels de Rabelais,
ou de l'amicale Pléiade de Ronsard,
qui étanchaient, de Gentilly à Hercueil,
sur les berges ombragées de la Bièvre
leur soif d'alcool et de chair,
au repos de leurs doctes études en Sorbonne ?
Sous l'aqueduc qui barre orgueilleusement sa vallée,
elle se faufile discrète.
Comprennent-ils, les hommes,
que c'est elle, si fluette,
qui a creusé cette auge si large qu'ils leur faut édifier soixante-dix-sept arcades pour la chevaucher ?
Saisissent-ils toute la vanité
de sa provisoire capture ?


Les pas sur les dalles résonnent de l'écho de l'eau,
qui file vers le clocher de Gentilly
gardant mémoire du clapotis
agité d'industries
qu'immortalisa Doisneau.

 


la Bièvre a fleur de sol

Moins polluée que dans Paris par les industries, puisque même les blanchisseuses utilisèrent son eau, la Bièvre, entre Verrières-le-Buisson et la Poterne des Peupliers, fut, au fil d'un demi-siècle, peu à peu couverte. Les riverains le demandaient au nom de l'hygiène publique. En 1900 elle fut canalisée à Gentilly et enterrée rue de l'Ardennay, à Arcueil. A Cachan, les choix furent cruels ; en 1910, le Conseil municipal refusa l'enterrement, mais il s'y décida en 1930.


En 1952, le Figaro annonçait : " LA BIÈVRE EMPRISONNÉE - A Arcueil, la Bièvre ne verra plus le jour. Des travaux en cours emprisonnent son lit dans un canal de ciment. " En 1956, c'était achevé. Au revoir, la Bièvre des années 1900 …


Au revoir la Bièvre, pourtant encore si proche et tellement à fleur de sol que l'on pense de plus en plus à la remettre à jour là où c'est possible, sur plus de sept kilomètres dit-on. Et déjà en l'an 2000 sont fêtés onze cent mètres rouverts, avec sentiers piétons et cyclistes, entre Verrières-le-Buisson et Massy. La reconquête est là, grâce à l'action du Syndicat d'Assainissement de la Vallée de la Bièvre qui se lance dans de nouveaux programmes. L'amorce d'une coulée verte, de Fresnes à Cachan, est engagée grâce au travail du Syndicat Intercommunal d'Aménagement de l'Agglomération Parisienne, qui devra s'assurer d'une eau épurée avant d'ouvrir un grand parc. Tous ces projets pourront s'inscrire sans doute dans un Schéma d'Aménagement et de Gestion de l'Eau (SAGE) que l'on envisage à l'échelle de la cinquantaine de communes situées dans le bassin versant de la Bièvre.


François Coppée pourrait-il y retrouver ses rêves d'enfance ?
" D'un bout de Bièvre, avec quelques champs oubliés,
Où l'on tend une corde aux troncs des peupliers
Pour y faire sécher la toile et la flanelle… "

(c) www.bievre.org