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Du hameau de Bouviers, à Guyancourt, où elle
prend sa source après une phase d'imbibition dans laquelle les bassins
royaux de Saint Quentin jouent le rôle d'éponge, la Bièvre
serpente sur vingt kilomètres avant d'entamer, à Antony, son parcours
dans les faubourgs.
Sa naissance officielle se situe à la modeste fontaine dallée
des Gobelins, à l'ombre maintenant de " Challenger ", siège
de Bouygues, palais presque royal édifié sur le promontoire des
Sangliers.
"Dans la vallée au creux charmant, la Bièvre coule et se
déroule comme un ruban!" , elle qui, encore libre, entre des "...ormeaux
brodés de cent vignes grimpantes"... et des "saules pensifs
qui pleurent sur la rive,... " traverse campagnes et hameaux entre les
plateaux de Vélizy-Villacoublay et Saclay, où siègent les
techniciens de l'atome et l'École Polytechnique, au milieu des meilleures
terres à blé de France, à la lisière des champs
que louèrent, au début des années folles, des aviateurs
éperdus d'horizons libres sur leurs drôles de machines.
Aux franges des plateaux, c'est à des collines, d'à peine cent
mètres, mais perpendiculaires aux tentacules urbains du géant
Paris, orientés Nord-Sud, que la vallée de la Bièvre se
doit encore aujourd'hui de respirer. C'est à la résistance de
ses habitants qu'elle doit d'avoir gardé son intimité : sur sept
mille hectares un tiers est constitué en bois, domaniaux pour une bonne
part, et le reste indéfinissable comme l'intimité elle-même.
Se succèdent prairies, étangs, villages, jardins, lavoirs, potagers
et demeures sur quatre lieues de long et guère plus de 200 toises de
large, longueur de l'aqueduc royal de Buc.
La Bièvre serpente, libre, vive et rempoissonnée depuis une vingtaine
d'années, grâce aux efforts engagés par son syndicat intercommunal.
S'y égrènent des étangs calmes, du Moulin à Renard
à Vilgénis. Elle traverse, aux frontières de Buc et des
Loges, le haras de Vauptain et alimente les moulins de Vauboyen, de Jouy et
de Grais à Verrières. Elle est discrètement maîtrisée
par de nouveaux bassins bien paysagés : ceux de Jouy - les Bas-Prés
- ou de Bièvres - les Damoiseaux - régulés par des vannes
aux noms précieux comme des souvenirs : Juliette Récamier a la
sienne.
Elle accueille aussi des petits rus qui descendent des plateaux, larges à
peine comme une carriole, mais que l'homme a dû franchir à ponts
de pierre; tel celui qui, sur la route de Jouy aux Loges, s'appelle pont d'Austerlitz,
parce que l'Empereur, dans le système centralisé d'alors, signa
sur le champ de bataille, le décret autorisant sa construction. Les rus
affluents de la Bièvre portent les noms de Saint Marc, de Sygrie, de
Vauhallan.
Parc naturel régional, cette vallée ? Elle n'en a pas le titre
comme sa sur, la vallée de Chevreuse. Espace vert alors? Quelle
dérision de vocabulaire technocratique!
Non, la vallée de la Bièvre est autre : un espace d'intimité,
de nature, d'eau et d'architectures discrètes, jamais fan-faronnes; le
tout fait de la main des hommes et des femmes qui ont vécu là,
depuis, dit-on, plus de 40 000 ans.
L'histoire des paysages est faite de la délicatesse des générations;
elles ont planté, puis élagué, puis éclairci, puis
replanté pour l'il, pour le calme, pour la fragrance du tilleul,
l'économie du châtaignier ou la noblesse du chêne. Chacun
y trouve ce qu'il y cherche. Ici, les grands bois (hêtraies, rouvraies,
pinèdes) étaient terrain de chasse de la Cour. Dans leurs cahiers
de doléances, les paysans de Guyancourt se plaignent des méfaits
du gibier, tout comme les bourgeois de Verrières-le-Buisson qui demandent
des "palissades contre les bêtes fauves et les lapins des dits bois".
Là, des taillis de châtaigniers coupés à blanc tous
les quarts de siècle par les charbonniers alimentaient Paris en énergie.
Le chemin des charbonniers à Bièvres, la référence
à l'igni (feu) à lgny, et aux loges (huttes de bûcherons)
en témoignent.
Plus délicate et variée est la flore des prairies et les essences
faites de modes et de hasards : " la main de Dieu qui disperse les graines
a mis chaque plante à sa place " disait Moulec, le clochard Bièvrois
des années soixante. Main de l'homme aussi pour ces potagers ordonnés,
où les Vilmorin caressaient tous les matins les variétés
inventées de légumes et de fruits. On les trouve encore dans les
fermes d'Igny, de Jouy-en-Josas, de Vauhallan. Main de l'homme encore pour les
parcs dessinés avec amour où voisinent les rhododendrons, les
pins Napoléon originaires de Chine, les cèdres du Liban, les séquoias
géants des Rocheuses, les grands lauriers de Virginie, les parrotias
de Perse, les pterocarias du Caucase
Quelle parure lorsqu'ils sont grands! Quelle belle cache aussi,
lorsque rongés, tel ce vieux chêne du Bois de l'Homme Mort qui
abrita les amours de Juliette Drouet et de Victor Hugo. Quel destin quand ils
traversent les siècles avec la Maison des Arbres et des Oiseaux et l'Arboretum
de Verrières-le-Buisson, ouverts pour instruire les jeunes générations.
Sans doute est-ce pour cela que la Vallée de la Bièvre a été,
en 1971, inscrite à l'inventaire des sites protégés, et
que le classement de toutes ses zones naturelles s'est décidé
au début de l'an 2000.
Nul paysage n'est plus délicatement humanisé
que celui de la Bièvre : ici, les hommes, leurs maisons et leurs parcs
ont un nom dont les arbres ont conservé la mémoire: "Ici
dure longtemps la nature des hommes qui durent peu". On est loin du temps
où les premiers habitants côtoyaient les marais du fond de la vallée,
les lianes des végétations humides et les castors.
Jusqu'au XVe siècle, les défricheurs de forêts
pour les clairières de culture et pour les paroisses à fonder
furent les moines des abbayes du Val-Profond, de Saint-Germain-des-Prés,
de Sainte Geneviève, des Célestins, des Commanderies de St Jean
de Latran, de Saint Victor. Pestes, guerres civiles ou religieuses décimaient
alors tout, sauf en trêve de pèlerinage. La Diège (Dei Genitrix),
Vierge à l'Enfant du XIIIe siècle, y veillait à Jouy-en-Josas.
Passons sur la période féodale, dont les traces
sont rares, et ce fut bientôt la Cour : celle de Versailles, si proche,
avec fanfares, trompettes, chasses et grands travaux; alors se construisit à
Buc cet "aqueduc au loin qui semble un pont dans l'air" afin de quérir
l'eau des plateaux et abreuver fontaines et jardins du parc. Ce nouveau pont
du Gard fut achevé en 1686, six ans après les rigoles et les étangs
de Saclé (belle réserve d'oiseaux aujourd'hui). La Cour attirait
dans la vallée, si proche , nobles et roturiers, courtisans, hommes de
loi, chirurgiens du roi, tels Georges Mareschal ou de la Martinière),
musiciens, Lulli, comédiens l'Arlequin, dames de la Cour ou favorites,
Madame de Montespan ou Louise de la Vallière. Le prince de Bourbon-Condé
y avait, comme bien d'autres, sa résidence.
La Révolution et l'Empire laissèrent d'autres
souvenirs, ceux de célébrités plus guerrières mais
retraitées: le duc de Cambacérès, le Maréchal Junot
duc d'Abrantès, Jérôme Bonaparte, le Maréchal Berthier
à Verrières-le-Buisson, par exemple.
Une figure, Christophe-Philippe Oberkampf, s'identifia à
la vallée. Ce fut un grand entrepreneur, venu du Wûrtemberg, préfigurant
l'Europe du libre échange.. Il s'était installé à
Jouy-en-Josas, sur cette rivière à l'eau si pure que d'autres
protestants indienneurs, les Koechlin, voulurent, à Bièvres, l'imiter.
Ce grand libéral épousa, pour un temps, les espoirs de la Révolution,
puis reçut l'Empereur avant sa chute; le blocus continental provoqua
la sienne.
La société parisienne du XIXe prit le relais.
Le château des Roches, par exemple, à Bièvres, s'ouvrit
en salon littéraire et politique; s'y retrouvaient Juliette Récamier,
Bertin l'aîné, Chateaubriand, Benjamin Constant, Sainte-Beuve,
Madame de Staël, et Victor Hugo, entre 1830 et 1850. Ingres était
là, Vincent d'lndy aussi, un peu plus tard, pendant qu'au Petit-Bièvres
et à lgny, Corot, Chintreuil, Odilon-Redon, Desbrosses formaient un groupe
de peintres d'avant-garde.
C'est alors que Félix Tournachon, dit Nadar, l'anarchiste
passionné d'aérostats et de photographie, donna au monde, au dessus
de la Sygrie, affluent de la Bièvre, le premier cliché aérien
en 1858; son portrait trône au Musée de Bièvres.
Avec le XXe siècle, hors le désert de Bièvres,
cercle littéraire de Georges Duhamel, plus de société valbievraine,
mais des solitaires : à Jouy, Calmette le scientifique et Léon
Blum à Verrières-le-Buisson. André Malraux venait y retrouver
Louise de Vilmorin ; il sera enterré là, en 1975, auprès
d'Estienne d'Orves, le grand résistant, fusillé en 1944. Mais
parmi ces personnages que la promenade fait assurément revivre, qui connaît
le père Monchanin, missionnaire révéré dans toute
l'Inde? Il fut formé là où maintenant s'entraîne
le RAID et tourne la fabrique du boulanger Poilane, dont l'architecture ronde
s'inspire de Claude-Nicolas Ledoux, l'architecte visionnaire du XVIIIe siècle.
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